Certains grands moments d’histoire ne tiennent à rien. Sur une course aussi ardue et longue que les 24 Heures du Mans, les hommes comme les machines sont mis à rude épreuve. Cela nécessite parfois de prendre des décisions originales afin de garder la mainmise sur son sort. Retour en 1933 pour l’un de ces grands moments d’audace qui caractérisent la classique mancelle.
Un accent italien
Depuis deux ans déjà, Alfa Romeo domine les 24 Heures du Mans grâce à son modèle 8C, très performant. En cette année 1933, la course ne doit pas lui échapper, une nouvelle fois. Une faible concurrence ne laisse qu’une potentielle bataille entre les cinq modèles italiens, tous engagés à titre privé.
Au départ de la course, il semble que tout suspense soit d’ores et déjà réduit à néant. La 8C #11 inscrite par le Français Raymond Sommer s’envole en tête sans demander son reste. Le « sanglier des Ardennes » est excellent, mais il n’est encore qu’au début de sa carrière. Déjà vainqueur de l’épreuve en 1932, il semble se diriger vers un doublé relativement aisé.
Derrière, les concurrents suivent comme ils peuvent. D’abord, l’Alfa Romeo #15 de Louis Chiron et Franco Cortese, puis, une autre Italienne, frappée du #8, pilotée par Philippe de Gunzbourg et Luigi Chinetti, lui aussi victorieux en 1932. Après 27 tours, Sommer s’arrête pour donner le volant à son coéquipier ; et quel coéquipier ! Tazio Nuvolari, « le meilleur pilote d’hier, d’aujourd’hui et de demain » comme l’appelait Ferdinand Porsche. As parmi les as, il est souvent considéré comme le meilleur de son époque. Il participe pour la première fois en Sarthe, et par conséquent, ne veut pas effectuer trop de relais de nuit. Jusqu’ici, tout va bien.
"Nul n'a, comme Tazio Nuvolari, combiné une si haute sensibilité de la voiture à un courage presque inhumain"
Enzo Ferrari
Après le retrait officiel de Bentley, Alfa Romeo domine les débats en Sarthe comme en Europe. D'ailleurs, un certain Enzo Ferrari se fait un nom en engageant des Alfa Romeo sur les Grands Prix de vitesse.
Le destin s’emballe
La nuit se déroule assez tranquillement pour les hommes de tête, au moins jusqu’à l’aube. Alors que Tazio Nuvolari est de retour au volant, il effectue un arrêt impromptu en raison d’un garde-boue détaché. Il le remet en place avec de la corde, mais au moment où il s’apprête à repartir, un mécanicien remarque un trou dans le réservoir de l’Alfa Romeo 8C #11 ; il faut réparer. Avec du savon, l’équipe parvient à colmater le trou en 16 minutes, assez pour se faire dépasser par les concurrents.
Cette fuite est source d’inquiétude, car à l’époque, il faut réaliser 24 tours au moins entre deux ravitaillements en essence. L’idée que l’Alfa tombe en panne sèche de l’autre côté du circuit effraie Raymond Sommer, pendant que Tazio Nuvolari tente d’enfoncer le clou au volant. Dès lors, Sommer demande à deux personnes de trouver du chewing-gum, beaucoup de chewing-gum, afin de colmater la fuite à mesure que les heures s’égrènent.
Le duo commence à remonter sur la 8C #15 de Chiron/Cortese qui en avait profité pour lui subtiliser la première place, mais ces derniers résistent. Après quatre heures de dur labeur, les voilà de nouveau en tête ; stressés, mais devant. Sur les coups de 10 heures du matin, Franco Cortese sort de la piste, victime du bris d’un roulement de roue. C’est l’abandon. Nuvolari et Sommer bénéficient de deux tours d’avance sur leurs plus proches poursuivants, Chinetti et de Gunzbourg.
Quant au nombre de spectateurs présents, les sources divergent. Certaines parlent de 100 000, d'autres, de 50 000. En tout cas, dès la 11e édition, les 24 Heures s'affirment comme l'un des plus grands évènements mondiaux.
Pour quelques chewing-gums de plus
Passé midi, la voiture de tête connaît des difficultés majeures. Les vibrations extrêmes fracturent un support de radiateur, puis le pot d’échappement. Comme si cela ne suffisait pas, les freins commencent à montrer des signes de faiblesse, et la fuite du réservoir d’essence ne fait que s’aggraver. Tous les membres de l’équipe se mettent à mâcher du chewing-gum afin de le ramollir pour colmater. Les arrêts prolongés permettent à de Gunzbourg de se rapprocher, et même, de prendre la tête à moins d’une heure de l’arrivée !
À quarante minutes du terme, Luigi Chinetti, plus rapide que son coéquipier, le remplace pour le sprint final. Entre-temps, Nuvolari était repassé devant, mais il doit encore effectuer un ultime arrêt à dix minutes de la fin. Le suspense est insoutenable. Au moment où l’as quitte son stand, Luigi Chinetti passe à fond. Que le duel commence ! L’Alfa #11 est plus rapide dans la ligne droite des Hunaudières, mais son problème de freins l’empêche de se défendre à Mulsanne ; Chinetti repasse. Ce dernier contient les attaques de Nuvolari jusqu’à Indianapolis, mais on ne la fait pas comme ça à « l’homme qui signa avec le Diable ».
L'Alfa Romeo 8C #8 de Chinetti et de Gunzbourg, qui, pour courir, se faisait appeler "Philippe Varent".
Sous pression, Chinetti élargit à Arnage, jusqu’à ôter l’appareil photo d’un journaliste en bord de piste. Ceci permet à son vis-à-vis de passer à nouveau. Mais en allant sur Maison Blanche – peu après les actuels virages Porsche, les deux héros rencontrent une file de voitures au ralenti. Elle est composée de concurrents attendant simplement 16 heures, afin de ne pas avoir à refaire un tour pour rien.
Un certain François Paco, dans son Alfa Romeo 6C, aperçoit Nuvolari passer à côté de lui, à fond. Il décide de se décaler juste après, sans savoir ce qui arrive dans son dos. Luigi Chinetti est obligé de freiner pour éviter la collision, et c’en est terminé. Pour seulement 10 secondes, et 401 mètres, Tazio Nuvolari et Raymond Sommer remportent les 24 Heures du Mans 1933. Ils établissent, au passage, un nouveau record de la distance.
Cette course légendaire est le point de départ de différents destins, aussi grands les uns que les autres. Tout cela grâce à la présence de héros, et 70 francs de chewing-gum.
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