Porsche. Ferrari. Deux patronymes gravés en lettres d’or dans la grande histoire de l’automobile, qui dépassent largement le cadre de la course. Pourtant, l’âme de ces marques s’est révélée sur les plus grands circuits mondiaux. Que ce soit dans des contextes politiques difficiles, sur des pistes détrempées, face à des centaines de milliers de spectateurs ou aucun, Porsche et Ferrari ont gagné. Elles ont triomphé du cœur des passionnés, de tous les trophées désirables. Chaque fois que ces deux entités inébranlables s’affrontent, c’est l’ensemble de la discipline qui s’incline.
Jour après jour… Porsche se rapproche
Ford vient de remporter les 24 Heures du Mans. Encore une fois. En cette année 1968, la firme américaine est sur une série de trois victoires consécutives, désormais sous la houlette de John Wyer Automotive Engineering (JWA). Les GT40, marquées des couleurs distinctives du pétrolier Gulf, devancent d’étranges prototypes. Porsche, présent au Mans depuis 1951 dans les petites catégories, pèse de plus en plus lourd dans le paddock. Les modèles s’enchaînent dans un unique but ; décrocher la victoire sur le double tour d’horloge. Les 907 et autres 908 à la construction singulière régalent des tribunes garnies comme rarement dans l’histoire de l’épreuve. Mais elles ne gagnent pas. Finalement, avec un modèle moins fin dans tous les sens du terme, JWA et Ford sont plus forts.
Pour Ferrari, la dynamique est radicalement différente. Il s’agit d’un nom que l’on ne présente plus au Mans, vainqueur pour la première fois en 1949 puis huit fois encore depuis. Après avoir dominé les années 1960 de la tête et des épaules, l’arrivée de Ford mena à une désillusion massive du côté de Maranello. Résultat : en 1968, seules d'antiques 250 LM défendent les chances du Cheval Cabré.
La Porsche 908 LH Coupé utilisée en 1969. Une autre 908 avait déjà terminée troisième des 24 Heures 1968, aux mains de Jochen Neerpasch et Rolf Stommelen.
Mais en 1969, un vent nouveau souffle sur les plaines sarthoises. Porsche a développé un objet roulant non identifié, capable de vitesses ahurissantes et de chronos délirants. La 917 rôde aux essais, effrayante, prête à se parer d’une gloire grande comme ça. Ferrari, après cette courte disette, revient également avec un nouveau prototype, la 312P. Ils ne sont pas les seuls participants, bien entendu. Ford est toujours en lice par l’intermédiaire de J.W.A, et Matra, débarrassé de son programme de Formule 1, tient bon la barre suite à de très encourageants résultats. C’est le début d’une ère à part dans l’histoire du Mans, celle des affrontements sans limites entre ténors. Un sentiment similaire à ce que le public actuel peut connaître.
Pas de répit
Le départ vient seulement d’être donné que déjà, la course s’emballe. Jacky Ickx, sur la Ford GT40 #6, marche vers sa voiture, tranquillement. Les autres, eux, se précipitent depuis l’autre côté de la piste pour démarrer le plus vite possible, parfois sans s’attacher. En signe de protestation contre le fameux départ type « Le Mans », Ickx s’envole bon dernier. Malheureusement, l’histoire donne raison à sa démarche.
Dans le premier tour, John Woolfe, sur une 917 privée, trouve la mort. Son réservoir d’essence, expulsé et en feu, se trouve sur le chemin de la Ferrari de Chris Amon. Cette dernière l’écrase, et s’enflamme à son tour. Au bout de quelques minutes seulement, l’une des deux 312P cesse brutalement son effort.
La Ferrari 312P Coupé de Chris Amon et Peter Schetty.
À vrai dire, le déroulement des évènements n’est guère plus favorable aux 917. Les modèles cassent au fil des heures, jusqu’à l’abandon de la dernière le dimanche matin. À ce moment-là, la deuxième Ferrari de pointe était rangée depuis longtemps. La faute à une boîte de vitesses récalcitrante.
Porsche peut compter sur l’antérieure 908 LH de Gérard Larrousse et Hans Herrmann, qui dispute la victoire à la Ford GT40 de Ickx et Jackie Oliver. Au terme d’une explication restée dans les mémoires, l’Américaine s’impose pour seulement 120 mètres. Aucune 917 ou 312P ne voit le drapeau à damier, mais Ferrari n’est pas aveugle. La Porsche était largement supérieure ; elle avait même tenu la tête pendant un bon laps de temps. Matra, en revanche, fait très bonne impression.
Pour 1970, les plans sont améliorés des deux côtés de la Suisse. Au Nord, en Allemagne, on fait appel à John Wyer pour faire courir les 917 à la sauce Gulf. D’autres sont utilisées par des équipes privées, mais supportées par l’usine, et surtout, deux carrosseries éblouissent les spectateurs. Une est courte, ce qui rend le prototype plus maniable et stable, l’autre est plus longue, fine, et rapide dans les Hunaudières. La cylindrée du moteur Flat-12 est revue à la hausse, jusqu’à 4.9 litres pour certaines 917 contre 4.5 litres pour d’autres. L’arme de Porsche est prête.
Plus au Sud, en Émilie-Romagne, on ne lésine pas sur les moyens. La vente de la moitié de Ferrari à Fiat en juin 1969 a permis de construire 25 nouveaux prototypes, comme Porsche l’avait fait pour la 917. La 512 S, dotée d’un V12 de cinq litres, espérait enfin rejouer la victoire à l’occasion de la classique mancelle. Et eux aussi font confiance à des équipes privées de premier plan. D’un clan à l’autre, les pilotes légendaires affluent. Jacky Ickx, Jo Siffert, Clay Regazzoni, Helmut Marko, Ronnie Peterson… on ne les compte plus.
Les Porsche 917, en 1969, n'avaient pas tenu la cadence. Elles effrayaient sans doute plus leurs propres pilotes que les adversaires.
Ferrari K.O debout
Rarement avait-on vu pire départ aux 24 Heures du Mans pour une seule marque. Immédiatement après la libération de la meute – cette fois sans départ à pied, les Italiennes connaissent des déboires à n’en plus finir. Après seulement sept tours, la 512 S #6 lâche aux mains de Nino Vaccarella. La pluie arrive sur les coups de 17 h 30. Wisell, dans la 512 #14 engagée par la Scuderia Filipinetti, doit ralentir à Maison Blanche. Il se fait percuter par Regazzoni sur la Ferrari #8, l’officielle. Mike Parkes, sur la 512 #15, rentre en plein milieu du carambolage. On croit Derek Bell sur la Ferrari #7 hors d’affaire, alors qu’il passe devant les spectateurs dans la ligne droite des stands. Mais un demi-tour plus tard, son proto l’abandonne dans les Hunaudières. En quelques minutes, les chances de victoire du Cheval Cabré s’amenuisent sérieusement.
Porsche aussi a des ennuis, et pas des moindres. Deux 917 sont éliminées avant même le coucher du soleil. Mais l’avantage de la vitesse est bien réel. La nuit, essentiellement, est une course à élimination. Les favoris tombent comme des mouches, mais un homme survole l’épreuve, comme il l’a si souvent fait. Jacky Ickx, sur la Ferrari #5 d’usine, gagne du temps sous la pluie. Dans des conditions qu’il apprécie, il éblouit le public. Mais après minuit, ses efforts sont vains. Une casse des freins arrière le fait s’envoler sur une butte de sable au niveau de la Chicane Ford. C’était la dernière 512 S officielle encore en lice. Comme un symbole, les flammes émanant de la Ferrari s’éteignent en même temps que les espoirs des Italiens.
La fin de course est – à peine – plus calme. Avec deux 917 très bien placées, Porsche s’assure la victoire. Les lauriers reviennent à l’équipe autrichienne dirigée par Louise Piëch, la sœur de Ferry Porsche. Hans Herrmann et Richard Attwood sont vainqueurs d’une course à peine croyable, avec seulement sept classés, pour trente-cinq abandons. La firme de Zuffenhausen s’impose enfin aux 24 Heures du Mans.
Représentation de la Ferrari 512 S. Un monstre rarement vainqueur, mais qui a quand même, dans son escarcelle, un succès aux 12 Heures de Sebring 1970.
Un M qui veut dire beaucoup
Ferrari est sonné. La 512 S, pourtant impressionnante elle aussi, avait subi la loi du Mans de la pire des manières. Deux privées, respectivement engagées par le NART (North American Racing Team) et l’Écurie Francorchamps terminent quatrième et cinquième. Mais pas moins de neuf autres ont dû abandonner la partie, dont les quatre officielles. Il n’y a plus qu’à plancher sur une évolution pour 1971, soit la dernière année où les monstres de 5.0 litres sont autorisés à prendre le départ.
Les instances ont sonné le glas. Par le fait, Porsche comme Ferrari débarquent avec des voitures qui comptent parmi les plus extrêmes jamais vues au Mans. Une dernière fois. Les Allemands n’ont pas chômé non plus, mais gardent toujours la base de la 917. La version longue a été retravaillée. Elle se conduit presque aussi bien que la courte désormais, sans perdre son avantage principal : sa vitesse de pointe. Flashée à plus de 380 km/h dans les Hunaudières, elle crache les chevaux par cent. D’ailleurs, c’est une 917 LH qui réalise le nouveau record de la piste en qualifications : un 3’13’’900, soit l’un des rares tours en-dessous des 3’15 réalisés en un siècle d’épreuves au Mans.
La Porsche 917 LH de 1971, une véritable fusée. Surtout celle de JWA, pilotée par Pedro Rodriguez et Jackie Oliver.
Ferrari se devait de répondre, pour l’honneur. Face à sept 917 – dont le fameux « cochon rose », il fallait bien neuf prototypes. À Maranello, on fait les choses autrement. La base de la 512 S est conservée, et d’ailleurs, une déclinaison « Spyder » est partante. Mais elle est également largement améliorée en une nouvelle version. Plus large, plus légère, et avec une toute nouvelle carrosserie bien plus fine à l’œil. Le moteur est aussi revu quelque peu. La 512 M, pour « Modificata », est née. La Scuderia Filipinetti court une 512 F, sorte de modification de la modification.
Une différence majeure est à noter : l’équipe officielle Ferrari n’est pas présente. Elle préfère déjà travailler sur le prochain modèle, qui répond aux réglementations de 1972. Les équipes clientes de la Scuderia ne manquent pas, fort heureusement.
La Ferrari 512 M, un rêve qui venait en plusieurs déclinaisons, dont une 512 M/P modifiée par Penske, de bleu vêtu. Mais c'est une autre grande histoire.
La fin d’une ère
A-t-on réellement assisté à un match ? Une fois de plus, la performance des voitures sur la grille promettait un nombre d’abandons important au vu du rythme imposé. Et clairement, à ce jeu-là, Ferrari n’était pas favori. Pourtant, Porsche non plus n’a pas été épargné. Les 512 M et autres déclinaisons n’ont jamais été en mesure de formellement inquiéter les 917, quelles qu’elles soient. Certes, à mi-course, la 512 M #15 de l’Escuderia Montjuïch est passée première une heure durant… avant que sa boîte de vitesses ne lâche.
L’équipe de John Wyer, pour Porsche, a dominé l’entame mais d’importantes avaries l’ont retardé une fois le soir venu. Les deux camps ont été contraints à d’importantes réparations, mais quand la Porsche 917 K #22 du Martini Racing a pris le commandement à la 13e heure, elle ne l’a plus jamais lâché.
Cette dernière, pilotée par Gijs Van Lennep et Helmut Marko, coupe le damier en réalisant plus de 5335 kilomètres, soit un record seulement battu en 2010. La 917 K #19 de JWA est deuxième, tandis que la première 512 M, frappée du #12 et préparée par le NART, complète le podium. Elle figure tout de même à 31 tours, un univers d’écart. Preuve de l’intensité de la course, la liste des abandons contient cinq 917, et sept 512.
Si Porsche a gagné deux éditions consécutives en 1970 et 1971, il ne faut pas oublier les efforts de Matra, importants dans l'histoire.
Ces quelques années ont eu un impact extrêmement important sur l’histoire des 24 Heures du Mans. En seulement trois ans d’existence avant l’introduction de nouvelles règles, la 917 est entrée au Panthéon. Mais sans la présence active de Ferrari aux avant-postes, Porsche n’aurait pas bénéficié de ce rayonnement. Les deux noms se subliment. Après la revanche de Ferrari lors de l’édition du Centenaire en 2023, la 499P et la 963 remettent ça les 15 et 16 juin prochains. Comme à l’aube des seventies, la légende s’écrit sous nos yeux.
Voir le Rosso Corsa en piste, ça fait toujours quelque chose...
Antonin VINCENT (ACO)