Il s’agit de deux des plus grandes nations du sport automobile. Depuis plus d’un siècle, on ne compte plus le nombre de pilotes légendaires représentant fièrement les mastodontes que sont, sur la scène mondiale, la France et le Royaume-Uni. Les 24 Heures du Mans, véritable reflet des tendances sportives relatives à l’automobile, ont vu briller autant de gentlemen britanniques que de héros français. Après 100 ans d’existence et 91 éditions, les deux pays n’arrivent toujours pas à se départager en Sarthe.
Une statistique folle
À l’origine, les 24 Heures du Mans n’ont été imaginées que pour tester la fiabilité des véhicules que Monsieur tout le monde pouvait acquérir. Très rapidement, cela évolue en une compétition réservée à des voitures de plus en plus perfectionnées, voire, de véritables prototypes. Mais jamais, dans l’esprit des fondateurs, la classique mancelle n’était une compétition de pilotes. Non, pour ça, il existait les Grands Prix – l’ancêtre de la Formule 1 – et ses dérivés. Même le public s’attachait davantage aux marques qu’aux hommes chargés de les faire gagner. Après tout, l’influence des grands champions était logiquement divisée en autant de membres qui constituaient l’équipage ; l’endurance reste un sport d’équipe.
Ceci dit, il existe d’importantes statistiques qui concernent les exploits des pilotes. Les neuf victoires de Tom Kristensen, les cinq poles de Jacky Ickx, ou le record de la piste attribué à Kamui Kobayashi sont autant de prouesses individuelles unanimement saluées. Il en existe d’autres, moins connues, mais tout aussi passionnantes.
Quelle est la probabilité, pour qu’après un siècle de compétition, deux pays produisent – presque – le même nombre de pilotes vainqueurs ? Avant l’édition 2024, la France en compte 29 contre 34 pour le Royaume-Uni. C’est assez incroyable quand l’on sait que des pilotes de 19 nationalités différentes ont déjà remporté la course.
La Lorraine-Dietrich B3-6 victorieuse en 1926, pilotée par deux Français. Elle est loin d'une Hypercar, certes, mais elle n'est pas dénuée d'innovation. Cette voiture est la première de tous les temps à embarquer un feu antibrouillard.
Les Britanniques comme chez eux
Sur ce tableau, les deux pays figurent largement en tête. L’Allemagne, autre grande nation du sport automobile, compte 18 vainqueurs différents ; l’Italie, 12, tout comme les États-Unis. Comment ceci s’explique-t-il ?
Pour la France, c’est assez logique. En plus de l’importance comparable des deux viviers sur la scène européenne, il faut prendre en compte la localisation des 24 Heures du Mans. En tant qu’épreuve française, elle attirait un grand nombre de constructeurs de l’Hexagone, notamment dans les années 1920 et 1930. Logiquement, ces derniers faisaient appel, en majorité, à des Français. Mais comment expliquer les succès britanniques sur le sol sarthois ?
Les 24 Heures du Mans n’ont pas tardé à s’ouvrir à l’international. L’Angleterre, principalement, était une terre fertile en matière de grands constructeurs ; Bentley a ouvert la voie avec une présence à titre privé dès 1923, et une victoire dès 1924. Par la suite, la firme met en place de grands moyens pour conquérir la classique mancelle, déjà considérée comme l’une des plus importantes épreuves du monde quelques années après son lancement. L’ère des Bentley Boys fait venir beaucoup de Britanniques sur le circuit, chaleureusement accueillis par Charles Faroux, l’un des fondateurs, qui voyait là une riche opportunité pour faire grandir sa création.
La Bentley Speed Six, modèle mythique, permet à Woolf Barnato et Glen Kidston de remporter une quatrième victoire consécutive. Il faut attendre 2003, soit 73 ans plus tard, pour retrouver la marque britannique au firmament.
C’est ainsi qu’au fil des bons résultats de Bentley, d’Aston Martin – dans les petites catégories, et de Lagonda, que nos voisins du Nord s’installent définitivement au Mans la mi-juin venue. Aujourd’hui encore, ils égayent les tribunes et les campings, et comptent pour majorité dans le contingent étranger de spectateurs.
Un duel long d’un siècle
À la Genèse, il n’y avait que Britanniques et Français. En effet, il faut attendre 1932 et Luigi Chinetti pour trouver un vainqueur qui ne s’était jamais installé durablement dans l’un des deux pays, et encore, Chinetti était mécanicien à Paris peu avant. La domination des Bentley Boys de 1927 à 1930 permet aux Brits de passer devant, en imposant de grands noms comme Woolf Barnato, Henry Birkin, ou Earl Howe. Pour l’autre côté, les vainqueurs de la première édition, André Lagache et René Léonard, ainsi que d’autres légendes ; Robert Bloch, Raymond Sommer et Gérard de Courcelles en tête.
De 1923 à 1939, avant une coupure de neuf ans en raison de la Seconde Guerre mondiale, au moins un Français ou Britannique demeurait dans chaque équipage vainqueur. Cela se prolonge après la reprise en 1949, mais cette fois, la course s’ouvre réellement aux pilotes d’autres nationalités. Les 24 Heures 1952 sont remportées par deux Allemands sur Mercedes-Benz, tandis que José Froilán González devient le premier Argentin à faire de même en 1954. Puis, les Belges et Américains, avant d’autres engagés aux pays de naissance plus « exotiques » tels que le Mexique ou l’Autriche.
L'écurie Ecosse, comme son nom l'indique, parvient même à imposer deux Écossais - Ron Flockhart et Ninian Sanderson - en 1957 sur une Jaguar Type D.
Les dynamiques se divisent en deux. D’un côté, les Français gagnent épisodiquement, tantôt avec la Scuderia Ferrari qui ne choisit pas en fonction de la nationalité, tantôt sur des voitures du pays. La victoire de Jean Rondeau et Jean-Pierre Jaussaud aux 24 Heures 1980 est la dernière d’un équipage 100 % français. De l’autre, les Britanniques se font plus rares aux avant-postes, mais l’engagement de Jaguar dans les années 1950 leur offre une place de choix. En bloc, des pilotes rassemblés sous l’Union Jack ont triomphé de trois éditions consécutives, de 1955 à 1957.
Nouvelle ère
Peu à peu, les préférences nationales s’estompent. On fait confiance à Derek Bell parce qu’il est Derek Bell, pas parce qu’il est Anglais. Mais souvent, chaque constructeur se garde, dans ses équipages de pointe, de conserver un pilote de la même nationalité pour que la résonance n’en soit que plus grande en cas de victoire.
Exemples ; en 1992, au moins un Français figurait dans l’équipage de chaque Peugeot 905, comme en 1993 d’ailleurs. En 1999, aucune BMW et aucune Mercedes-Benz ne comptaient pas d’Allemands inscrits sur la carrosserie. Entre 2018 et 2022, un Japonais a toujours pu célébrer la victoire de Toyota, que ça soit Kazuki Nakajima, Kamui Kobayashi ou Ryō Hirakawa. Ce n’est pas systématique, mais cela reste fréquent – et logique.
La victoire de Jean Rondeau était historique à plus d'un titre. Pour information, il y a eu onze victoires d'équipages 100% Français, contre dix pour des duos Britanniques. Aucun autre pays ne fait mieux qu'un seul succès.
Les marques britanniques et françaises en capacité de jouer la gagne se font plus rares, et leurs pilotes sur la plus haute marche du podium, également. Cela fait d’ailleurs depuis 2016 – et Romain Dumas – qu’aucun Français n’a remporté la plus grande course d’endurance du monde. Deux Anglais ont réussi ce fait d’armes depuis ; Mike Conway chez Toyota en 2021, et James Calado chez Ferrari en 2023. Le duel reste éminemment serré, et l’édition 2024 pourrait totalement perturber cette statistique, d’autant plus que la catégorie Hypercar est fournie en talent dans les deux camps.
Encore au départ en 2023, Romain Dumas, véritable légende des sports mécaniques français, s'est imposé avec la manière en 2016. Dans le dernier tour, la Toyota promise à la victoire a cassé.
Là encore, Français et Britanniques sont répartis dans de nombreux équipages. Le premier de ces pays compte douze représentants, contre huit pour le second, même si toutes les formations n’ont pas été annoncées. Les traditions ont la dent dure : Herz Team Jota, exploitant anglais de la Porsche 963, emploiera pas moins de quatre Britanniques sur deux voitures, dont Jenson Button, champion du monde de Formule 1 en 2009. Alpine fait de même, avec quatre Français répartis sur le duo d’A424.
Si la nationalité des vainqueurs peut paraître anecdotique au premier abord, leur récurrence, leur nombre et leur apparition soudaine à certains moments de l’histoire permettent d’en savoir plus sur les dynamiques culturelles, politiques et sportives de différents pays. À travers ce prisme, il est possible de lire beaucoup plus que de simples patronymes, mais bien de comprendre le passé.
James Calado, valeur sûre chez Ferrari AF Corse, visera une deuxième victoire consécutive aux 24 Heures du Mans 2024. Il est d'ailleurs le seul Britannique chez les rouges.