En 1949, Enzo Ferrari vient de créer la 166 MM, une superbe barquette 2 litres à moteur V12 carrossée par Touring. Luigi Chinetti connait parfaitement les faiblesses de l’auto (embrayage et boite de vitesses). Il échafaude alors une stratégie dont il a le secret. Tout d’abord, pour contourner l’interdiction, voulue par Enzo Ferrari lui-même, de faire courir une 166 MM au Mans, il fait acheter la voiture par un lointain cousin de la Reine d'Angleterre, Lord Selsdon, alias Peter Mitchell-Thompson, déjà vu aux 24 Heures d’avant-guerre au volant d’une des monstrueuses Lagonda V12 (4e) en 1939 et dès 1935 sur Frazer Nash.
Le deuxième volet du plan est plus diabolique encore. Craignant pour la fragilité du binôme embrayage-boîte de vitesses, Luigi espère rouler seul et le voici le vendredi d’avant-course à la terrasse de Maurice Génissel à l’hôtel de l’hippodrome, aux Hunaudières. Là, attablé avec son coéquipier, une bouteille de cognac sur la table, ils entreprennent de refaire le monde. Pendant que Luigi jette consciencieusement par-dessus son épaule ses verres de cognac dans les bacs d’hortensias de madame Génissel, notre Lord "se lâche"... Et la légende veut que, couché à l’hôtel de Paris vers 23 heures, il n’émerge que dans la matinée du dimanche, puis rejoint le circuit pour effectuer, avec moult consignes, quelques tours avec "sa" voiture. Chinetti termine l’épreuve tellement ankylosé qu’il lui faut l'aide des officiels pour sortir de l’auto victorieuse.
Le retentissement de cette première victoire Ferrari est décisif pour la marque et scelle le destin de Luigi avec Maranello, dont il deviendra le représentant officiel aux Etats-Unis. Dans les trois décennies suivantes, sous la bannière du NART (North American Racing Team), il engage aux 24 Heures tant de Ferrari qu’il aurait pu faire, à lui seul, la grille d’une année. Il écrit ainsi quelques pages parmi les plus belles de l'histoire des 24 Heures du Mans, comme les bagarres entre les Ferrari officielles et les frères Pedro et Ricardo Rodriguez, qu’il a contribué à révéler.
En 1965, la neuvième et dernière victoire mancelle de Ferrari au classement général, avec Luigi Chinetti en patron d'écurie, est elle aussi inscrite dans la légende des 24 Heures. Elle fera l'objet du prochain épisode de cette saga.
Photo (D.R. / Archives ACO) : Le nom de la 166 MM, première Ferrari victorieuse aux 24 Heures grâce à Luigi Chinetti, faisait référence aux Mille Miglia, marathon routier disputé en Italie (Brescia-Rome-Brescia) de 1927 à 1957.